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4 septembre 2011 7 04 /09 /septembre /2011 16:20

De Vita Beata

Chapitre XIII

 

            Ici, il s'agit d'accuser ceux qui font croire qu'on peut marier ce qui, par essence, ne peut pas s'assembler : les valeurs morales, qui animent le monde intérieur et spirituel, qui, par conséquent, est insaisissable, physiquement parlant ; avec les choses de ce bas Monde, qui, par leur existence concrète, sont limitées. Du coup, celui qui, naturellement, est attiré par ce qu'il voit, et, par là, n'hésite pas à en tirer parti, croit vivre dans l'honnêteté, puisqu'on l'encourage à s'adonner à ses passions. Il y a, bien entendu, deux interprétations possibles de cette collusion : soit on proclame cette identité par erreur, c'est à dire que l'on a pas compris qu'une distinction était à faire ; soit le fait de confondre ce dont on connaît parfaitement l'incompatibilité dessert un intérêt dissimulé. C'est ce à quoi il faut conclure, car, on nous le dit, tout cela relève d'un stratagème honteux. On peut deviner que ce mensonge, qui n'en est pas vraiment un, s'explique par des raisons politiques, grâce auxquelles certains poussent les autres à s'écarter eux-mêmes d'un pouvoir que les premiers veulent pour eux tout seuls. Et, en faisant croire à ceux qu'ils veulent contrôler que ceux-ci sont dans le vrai, ils s'assurent le soutien de ceux-là même qu'ils se plaisent à tromper. Ainsi, en égarant ceux qu'ils dédaignent, ils renforcent leur position, au détriment des masses, desquelles ils se détachent, puisqu'ils se gardent de fréquenter les mêmes lieux. En effet, eux savent qu'il y a d'autres moyens – bien meilleurs – de se distraire ; qu'il n'est pas bon d'exhiber ce dont on devrait avoir honte, ce que ceux qu'ils manipulent font allègrement, puisqu'ils croient à leur bonne conduite.

 

            On a là une description en bon uniforme de la finalité de tout pouvoir central. Cela permet de nous montrer que, déjà, les Romains savaient comment tromper leur concitoyens, tout en prenant garde que ceux-ci aient l'impression d'un soutien des autorités civiles. A l'époque, il n'existait pas beaucoup de leviers permettant d'assurer le bon fonctionnement de la mécanique sociale, qui veut qu'un petit groupe de privilégiés puisse encadrer le peuple. Il est écrit que le moyen de préserver intact sa position de choix à la tête de la société antique, était de pousser les autres à se distraire, afin que ceux-ci ne se mêlent pas de vos affaires. En soi, il n'est pas répréhensible d'inciter ceux qui, n'ayant pas d'autres moyens de s'évader de leur vie, vivent dans la misère, à se perdre parmi les multiples degrés de la conscience, qu'ils pouvaient explorer par l'absorption de substances plus ou moins licites. Cela ne devait guère avoir de portée, et on devait pouvoir souvent constater des défaillances dans le système d'assujettissement de la population. Depuis ce temps, ces méthodes ont heureusement évolué. Aujourd'hui, il ne semble pas que l'on nous pousse à consommer, pour nous maintenir dans une béatitude matérielle, qui nous détournerait des arcanes du pouvoir. S'il est indubitable que l'on nous encourage à acheter, c'est pour des raisons économiques. D'ailleurs, on a pu assister à un transfert de puissance du gouvernement vers les entreprises ; désormais, c'est la liberté de celles-ci de répandre tel ou tel produit. Par contre, le politique se réserve le droit de diriger la société, en lui faisant voir ce qu'il veut qu'elle voie, à travers les médias.

 

            Puisque ceux qui, par attirance naturelle, se laissent tenter par la satisfaction de leurs désirs les plus fous, ce qui, d'ailleurs, n'est pas honteux, sont incités par leurs contemporains à se perdre dans les méandres du plaisir, ce qui constitue une justification terre-à-terre de leurs ivresses, il est normal que ceux-ci (les dépravés) tentent de légitimer leurs actions par une doctrine spirituelle, et se précipitent, ainsi, vers ceux dont on dit qu'ils ont trouvé le moyen idéologique de donner du sens à cette tendance primitive que l'on a, à exploiter ce qui peut l'être. Mais, ceux qui ont été conduits à affirmer qu'il est possible de vivre sans avoir à rougir du plaisir qu'ils prennent ne sont pas les mêmes que ceux qui ont un intérêt à voir leurs congénères se laisser dompter par l'assouvissement de leurs passions. Il y a, dans cette remarque, la preuve de la dichotomie entre deux mondes, l'un abstrait, l'autre concret. Quand il s'agit d'apporter de nouveaux concepts, on ne peut se limiter à un auditoire restreint, même si on a eu cette intention, puisque ceux-ci se diffusent par écrit, et que les documents, tels des marchandises, peuvent être déplacés n'importe où ; c'est à dire que cela témoigne d'un caractère universel, aussi bien sur le plan temporel que géographique, et nul n'a besoin qu'un lien de proximité existe. En revanche, pour ceux qui vivent à la même époque que d'autres, ce qui pousse les premiers à imposer leurs vues aux seconds revêt un caractère vital, qui les oblige à utiliser la force, pour affirmer l'ensemble des préceptes qu'ils promeuvent. Alors que, pour celui qui est éloigné, dans l'espace comme dans le temps, l'épreuve d'un tri n'est, pour lui, que la suite logique des choses.

 

            Dans ce passage, il est question de référence à un auteur plus ancien : Epicure, preuve qu'à cette époque, la production culturelle d'une contrée circulait largement, malgré les contraintes de transport. Mais, peut-être est-ce uniquement par ouï-dire, et, sachant que la multiplication des colporteurs ne peut manquer de modifier ce qui devait être initialement transmis, il n'est pas idiot de penser que certains étaient chargés d'apprendre rigoureusement une doctrine développée dans un quelconque pays (en l'occurrence la Grèce), pour mieux la véhiculer, et ceci, de façon exacte, dans un autre endroit (à Rome, dans ce cas). En tous cas, Sénèque, qui est plutôt stoïcien, semble s'opposer au philosophe à qui il fait référence, puisque celui-ci donne à ses opposants l'occasion de se justifier. Le stoïcisme et l'épicurisme sont, au moins en ce qui concerne la conception du bonheur, des courants antagonistes. Mais, au risque de se répéter, martelons le fait que celui dont l'ouvrage fait l'objet de la présente analyse ne revendique pas l'appartenance à un phénomène de grande ampleur. On ne peut donc savoir si c'est lui qui, en tant que particulier, n'adhère pas aux paroles de l'illustre prédécesseur qu'il cite ; ou bien si tous ceux dont la pensée ressemble à celle de Sénèque, qui constituent une école à part entière dans laquelle on a voulu le ranger, sont en contradiction avec ceux qui ont réfléchi sur la manière dont il faut considérer le plaisir. Car, dans le présent traité, la première personne du singulier est toujours empruntée - ce passage nous le confirme. Autre emploi, plus discutable, cette fois : celle du verbe « cacher ». On ne peut se dissimuler au sein de la philosophie, car celle-ci a pour vocation de clarifier les choses.

 

            Voilà à quoi aboutit toute cette trompeuse propagande : à la déliquescence de la société. Du fait que ses membres trouvent, dans les discours de leurs dirigeants civils, ou de leurs modèles culturels, la légitimation de leurs actes, ces individus débauchés perdent, par là, leur unique once de bon sens qui persistait parmi les nombreuses déviations dans lesquelles ils se laissent engager, à cause de leur dépravation et leur auto-censure. Désormais, ils sont fiers de leur ignorance. Comme les élites gouvernantes leur racontent des sornettes ; comme, en les aveuglant ainsi – moralement parlant – par des moyens peu louables, elles leur interdisent toutes perspectives d'évolution spirituelle, ce qui doit se traduire en actions (on agit selon ce que l'on a conçu), ils s'enferment et se complaisent dans le statut qu'ils ont acquis antérieurement, et, au bout du compte, cela leur nuit. L'avenir de la nation, qui se forme à partir de ce que le présent lui a enseigné, souffre de vivre en vase clos, et, de ce fait, perd la superbe de ses aînés. Vu qu'il n'est pas de l'intérêt de ceux qui dirigent de tuer dans l'œuf, ou plutôt d'avilir, les générations à venir, puisque ceux-ci s'empêcheraient d'avoir des successeurs dignes de ce nom, ces derniers devraient prendre garde de ne pas habituer cette postérité à vivre dans un luxe trop important, qui, par le bonheur présent qu'il lui apporte, asphyxierait ceux qui, demain, auront à assurer le maintien, voire le développement, de ce qui leur a été transmis. C'est pourquoi les leaders actuels doivent prendre conscience de leur politique néfaste.

 

            En évoquant les volontés d'accaparement du pouvoir des uns, qui atteignent, sans vergogne, leurs buts, et la réduction des autres à l'état de larves amorphes, Sénèque voulait mettre en garde contre l'étouffement des classes supérieures, qui étaient susceptibles de fournir les futurs cadres dirigeants de la société romaine. C'est peut-être ce qui, aux siècles suivants, s'est passé, les empereurs successifs ne prenant plus assez garde à la puissance de leur politique scélérate. Voilà qui pourrait expliquer la perméabilité prochaine de l'Empire face aux hordes barbares si destructrices : la corruption due à une concentration trop importante des moyens de gouverner, et surtout, à l'abêtissement du peuple, où plutôt l'infime partie que l'on considère – car il ne faut pas oublier que, seuls, les riches ont de l'importance, dans cette société. Ajoutez à cela la quasi-absence d'ascenseur social, et on comprend facilement une des causes interne de l'effondrement de l'ensemble de cette civilisation. Car fermer la porte de la consécration à ceux qui peuvent y prétendre revient, on le sait maintenant, à créer un sérail coupé du monde extérieur, sans possibilités de renouvellement génétique, ce qui favorise la consanguinité, dont les délires de Caligula (qui nomma son cheval consul) sont représentatifs. En tous cas, fait nouveau – au moins pour moi –, la trop forte volonté des uns de se réserver une domination hégémonique finit par tellement nuire aux autres que le régime autocratique que les premiers finissent par isoler totalement comporte, en lui-même, les germes de sa destruction.

 

            Ce passage est épineux. En effet, il est entièrement construit autour de l'opposition qui existe entre les enseignements qui, jusqu'ici, nous ont été exposés, et une doctrine qui peut se résumer en ces termes : la philosophie du plaisir. On comprend, par là, que ceux qui ont œuvré au traitement idéologique de cette notion, ont tenté de rendre acceptable, par la raison, ce que, à cause des situations indécentes auxquelles cela donnait lieu, l'on avait tendance à considérer comme étranger à elle. C'est pourquoi il n'est pas erroné de penser que cette tentative est louable. On le voit : il n'est pas absolument nécessaire , et cela n'engage que nous – lecteurs du XXIème siècle –, de connaître précisément l'école de pensée à laquelle, dans ce traité, on nous renvoie. On peut même la deviner, puisqu'on nous dit que les idées que l'on a développé, à travers l'antique écrit, sont, sinon diamétralement opposées,  bien différentes – du moins. Car, dans l'un et dans l'autre cas, il ne s'agit pas de porter son action, à travers la réflexion, sur le même objet. L'un a pour but de rationaliser ce que la Vie terrestre nous invite à connaître ; l'autre préfère développer, en nous, l'activité spirituelle, qui nous permettra de canaliser ces choses. Ceci dit, la différence s'arrête là : le mode opératoire des deux courants qu'on nous propose d'étudier est le même. Simplement, la même austérité est prônée, selon que l'on veut s'intéresser à telle ou telle idée. Tantôt on laisse libre cours à cette irrépressible avidité de connaître les bienfaits de ce bas-monde, tantôt on veut nous apprendre à réprimer de nous-mêmes ces envies dévorantes.

 

            Ici, il apparaît clairement que Sénèque ne se confond pas, purement et simplement, aux stoïciens. Il parle de « coreligionnaires » (il faut entendre ceux qui développent des idées similaires) ; il reconnaît donc qu'il fait partie d'un groupe (qui n'est, de ce fait, pas le résultat d'une nomenclature, édifiée après coup, par des historiens). Pour autant, il tient à s'en démarquer (emploi du pronom personnel « je »). D'ailleurs, il n'hésite pas à affirmer ses différences, puisque, contrairement à eux, il revendique son admiration qu'il a d'Epicure (c'est à lui qu'il s'oppose). Mais, que l'on parle de stoïcisme ou d'épicurisme, qui sont deux mouvements dont on sait, grâce à ce passage, qu'ils s'entrecroisent, au moins en un point, même si leur divergence d'opinion est, ici, expliquée, le mystère qui entoure ces deux mouvances est de savoir pourquoi et comment elles se sont constituées. Ce qui préside à l'émergence d'une telle communauté, dans laquelle des gens de tous horizons se retrouvent par hasard, à un moment bien précis, est la nécessité collective de s'exprimer sur un même sujet. Vu que les courants, ici, évoqués se situent, dans le temps, aux commencements de l'aventure humaine – celle qui, par ses techniques, a pu se pérenniser -, il est probable qu'on ait jugé, alors, que le plus important, ce qu'il fallait caractériser prioritairement, était la propension qu'avaient certains à abuser de leur situation, au détriment des autres et de la leur, puisque le dégoût qu'ils faisaient naître chez leurs congénères démunis ne manquait pas, en retour, de les faire haïr. Un problème de société était donc, peut-être, à l'origine de ces doctrines, qui, quelque part, se complètent.

 

            Qu'on soit bien sûr d'une chose : ce treizième chapitre a pour but de préciser le positionnement de la doctrine qu'on nous expose, dans le présent ouvrage, par rapport aux philosophies bâties antérieurement. Il ne s'agit pas, à travers ces pensées anciennes, de caractériser la félicité, que l'on souhaite à tout le monde d'embrasser, il est plutôt question, avec elles, de rationaliser le plaisir, de manière à le rendre acceptable spirituellement. Du coup, ceux qui pensent pouvoir légitimer, par là, leurs viles actions, qui consistent à profiter, de manière indécente et égoïste, des bienfaits qu'ils peuvent se procurer, sont, en fait, dans l'erreur, puisqu'ils auront poursuivi un objectif que, au départ, ils ne voulaient pas atteindre : finalement, ils n'auront réussi qu'à se rendre plus infâmes, aux yeux des autres. Dans leur méprise, ils trouveront, certes, des solutions leur permettant d'adoucir leurs moeurs (toujours à l'égard de leurs congénères), mais, puisqu'ils n'ont pas vocation à penser aux autres pour vivre leur propre vie, ils se moquent totalement de ce vers quoi leurs recherches les a mené. Et, puisqu'ils ont quand même pu retenir quelque chose de leurs investigations, ils ont désormais la possibilité de poursuivre leurs actes de dépravation. A l'intérieur des bornes qu'ils se sont posé (nul besoin, pour eux, d'aller chercher ailleurs ce qu'ils croient avoir trouvé), ils se sont donc éclairés des idées que d'autres, auparavant, avaient cru, à juste titre, bon de diffuser, et, ainsi, ils peuvent, par là, reprendre, de plus belle, leurs médiocres activités.

 

            Ceci est d'autant plus choquant que celui est connu pour avoir mis au point cette idéologie – Epicure – l'a fait avec une bonne foi, qui lui faisait croire qu'il permettrait d'éviter les débauches indécentes de certains de ses contemporains. Hélas ! Bien souvent, l'esprit humain ne trouve d'autre issue que l'avilissement de savoirs, qui, initialement, ont une portée bénéfique. Sénèque a bien compris ce détournement : c'est pourquoi, contrairement au groupe dont il revendique l'appartenance, il refuse de rejeter, purement et simplement, les préceptes qui, avant lui, ont été érigés. Il considère que, si ces enseignements étaient, au départ, justes, ils ont trop souvent été l'apanage de personnages malsains. Les principes dont il est, ici, question ne méritent pas, en eux-mêmes, une telle désapprobation, mais on peut savoir, grâce à ces remarques, qu'au Ier siècle après J.-C., la philosophie du plaisir n'était pas appréciée, et, qu'on l'utilisait pour justifier certaines exactions. Car le texte ne semble pas laisser le doute sur le fait que, vu le besoin des riches de se légitimer, vu le désespoir du philosophe, qui le voit se perdre dans l'atmosphère soporifique qui entoure l'usage abusif des expédients terrestres, l'opulence outrancière d'un nombre limité d'individus, et surtout le fort contraste avec la pauvreté ambiante (il s'agissait de pouvoir trouver sa subsistance), était un problème de société. Un peu comme aujourd'hui, sauf que les inégalités sont moins criantes ; cela en dit long sur la nature humaine, qui fustige le trop de luxe que d'aucuns exhibe.

 

            On l'a vu : il s'agit, dans ce chapitre, de ne pas se laisser induire en erreur par la reprise populaire, qui les biaise, des thèmes développés par la philosophie du plaisir : ceux qui en sont les adeptes façonnent sa réputation de manière injuste. Et pourtant, de nombreux observateurs érudits, en la méprisant, se sont laissés tromper par ses devantures fallacieuses. Avant de porter un jugement correct, ces gens devraient s'assurer de bien avoir épousé, compris, dans sa totalité, la doctrine contre laquelle ils s'insurgent. Car, en elle, tout est fait pour dérouter ceux qui ont l'ambition de vouloir la comprendre. Par sa nature même, en premier lieu, elle écarte ceux qui tentent de la dompter : puisqu'elle porte sur les bienfaits que l'on peut trouver ici-bas, elle attire, à juste titre, une multitude de personnes que l'on dit indésirables, qui, en ayant vaguement entendu parler, pensent pouvoir exploiter, au mieux, leurs jouissances ; et, le fait que ces individus – ceux que d'aucuns auraient tendance à dénigrer – s'y intéressent fait conclure à d'autres que ce qu'ils convoitent n'est pas de bon aloi ; ce qui est, bien sûr, totalement infondé. Il convient donc de briser cette vitrine d'apparence,  qui agit comme pour filtrer les esprits dignes d'elle. Cette sélection, qui se fait d'elle-même, c'est-à-dire que ceux qui ne sont pas destinés à passer cette étape s'éliminent de façon autonome, procède du même principe que le déguisement : « l'habit ne fait pas le moine », dira-t-on, aujourd'hui. Ce qui est visible n'est pas en harmonie, dans bien des cas, avec ce qui est dissimulé, à l'intérieur.

 

            Il est évident qu'un jugement, pour être valable (avec son étymologie de « valeur »), doit se faire en connaissance de cause. Et, dans le cas présent, puisqu'il s'agit d'Epicure, on ne peut avoir un jugement aussi fiable que celui qui nous est proposé dans ce traité – comme on a déjà pu le remarquer – pour la bonne raison que les outrages du temps nous ont soustrait, en les détruisant, les écrits dont on nous parle. Il faut donc s'en remettre à Sénèque pour connaître la perception, au temps des Romains, qu'on avait de ce qui, quelque siècles auparavant, avait été pérennisé, au sein du monde grec. Cette analyse pourrait même révéler certaines bribes du contenu de ces pensées antiques. Surtout que, en l'occurrence, le rapporteur ne peut qu'être sûr, vu sa réputation : ainsi, on apprend que ce qui fut en vogue à un moment ne l'était plus pour les stoïciens latins, qui officiaient à l'époque considérée ; on apprend également que la philosophie du plaisir s'est employé à juguler la débauche de luxe dans laquelle certains se vautraient, sans se soucier du sort de leur contemporains ; enfin, par déduction, on a pu voir que l'inégalité entre les Hommes fut et reste un problème de société constant dans le temps, même à cette époque reculée, où on aurait pu croire que ceux qui constituèrent la plèbe n'avaient, à cause de leur condition misérable, pas le droit de cité. Ce qui ne peut pas ne pas être, dans le sens où certaines manifestations spontanées de la colère du peuple, qui voyait, impuissant, la richesse des autres, devaient régulièrement avoir lieu.

 

            Dans le dernier passage de ce chapitre, on met en exergue le clivage qui existe entre celui qui aime explorer ses capacités mentales, et celui qui s'attache aux choses terrestres. Bien sûr, à ce stade du présent traité (on en est à la moitié), on s'appesantit plus sur le cas du second, vu que, précédemment, on a longuement parlé du premier : ce qui est fait est fait. Si celui qui privilégie sa vie intérieure prouve, par cette inclinaison, la constance de son âme, qu'il est quelqu'un de respectable sur qui on peut compter, limiter sa personnalité aux bienfaits que peut nous fournir ce Monde est révélateur de l'irrégularité avec laquelle on gère sa propre vie, de la passivité avec laquelle on se laisse guider, dans nos choix, par des éléments extérieurs à notre dimension corporelle. Même si, de fait, on est libre de prendre l'option qui nous intéresse le plus, en fin de compte, on est déterminé à opter pour le cas de figure où l'on obtiendra l'objet de notre désir. Du coup, on peut être amené à préférer la seule satisfaction de nos pulsions, en faisant mine d'ignorer que nous sommes des individus vivants en société, et que, parfois, on ne peut pas, humainement parlant, choisir qu'en fonction de ses propres intérêts : notre devoir d'être humain est d'agir selon ce que nous dicte notre instinct de genre à part entière, parmi toutes les créatures qui peuplent cette planète – la Terre. C'est ce que l'on peut ressentir lorsqu'il s'agit de révolte populaire : rien ne nous oblige, avant le soulèvement, à faire des concessions, mais nous voyons bien qu'il vaut mieux pas, pour nous, franchir certaines limites.

 

            Certes, ce passage ne parle pas ouvertement de la philosophie du plaisir, mais y fait allusion (ce qu'on ne peut pas détecter ailleurs puisque, en l'occurrence, les textes ont disparus). Ici, il s'agit d'une des rares pièces qui nous est parvenue (Lettre à Ménécée), qui explique l'on peut classer les désirs, selon la nomenclature « besoins naturels »/besoins superflus. C'est ce que Sénèque reprend, en ajoutant que les premiers sont limités, alors que les seconds sont à jamais inassouvis, sans fin. Il faut d'ailleurs ajouter que plus on essaye de se rassasier, plus l'abîme de notre demande se creuse, si bien qu'on ne peut jamais le combler ; comme dans le cas d'une dépendance, par laquelle on doit doubler nos doses, à force. C'est ce que l'on nous dit, dans le texte. Et, à cela il faut rétorquer que, au moins ponctuellement, nous devons nous arrêter à un moment ou à un autre : le corps humain est ainsi fait qu'il ne peut accepter un excès trop important, dans un laps de temps déterminé. Il est vrai que, sur le long terme, certains plaisirs ne seront jamais finis, mais, là encore, il ne faut pas que notre santé, avec l'âge, défaille, sans quoi il faut tout stopper. Mais, laissons là les considérations sur la manière de jouir, puisque d'autres s'y sont déjà attelés. Intéressons-nous plutôt au formidable instinct de conservation de l'Homme : le fait que les Romains tenaient déjà les Grecs en admiration montre que, dès les premiers siècles dont l'Humanité a tenté de garder la trace à jamais, on a eu la bonne idée de garder précieusement ce qui nous avait été légué. Cela indique que, déjà à cette époque archaïque, on avait une pleine conscience de la valeur du patrimoine.

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