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4 septembre 2011 7 04 /09 /septembre /2011 16:04

De Vita Beata

Chapitre V

 

            Maintenant que les conseils pratiques les plus essentiels concernant les moyens d'être heureux ont été énoncés, il est temps de s'intéresser à la relation qu'on aura avec ce bonheur établi. Pour commencer, il est intéressant d'analyser les répercussions, au niveau interne, de l'épanouissement. Il est certain qu'une telle évolution affecte directement notre manière de comprendre le monde qui nous entoure, mais, pour que les changements puissent s'accomplir de manière totale, il faut, au préalable, qu'on soit capable de percevoir les modifications qui s'opèrent en nous. Cette lucidité de nous-mêmes à un nom : la conscience, celle de la félicité, en l'occurrence. Le temps est venu de l'étudier. Ainsi, celui qui peut se targuer d'avoir atteint l'accomplissement suprême que l'on recherche, ici, se doit de se connaître lui-même, à fond, avant tout. Là, on rejoint le concept d'âme sobre, puisqu'une grande connaissance de soi implique que l'on soit le plus raisonnable possible. C'est grâce à cette aptitude que l'on pourra chasser les maux qui nous guettent, qui cherchent la faille, en nous, qu'il faut exploiter. Comme tout ce processus n'est pas évident, on peut être amené à envier les êtres inanimés, voire même ceux qui n'ont pour dimension morale que leur instinct. En effet, par l'absence d'entendement, tous les représentants des genres non humains sont à l'abri de tous tracas qui nous turlupinent quotidiennement. Pour autant, il ne faut pas croire que les spécimens dont il est question n'apprécient pas leur existence : les premiers, parce qu'ils n'ont pas de capacités de réflexions, et que, par conséquent, la question ne se pose pas ; les deuxièmes, parce le seul assouvissement de leur besoins physiques suffit à les satisfaire. Il est vrai qu'être un chat, par exemple, doit être, parfois, agréable, pour peu que l'on ait un bon maître : ces animaux n'ont pas de contraintes, ils doivent juste se montrer affectueux.

 

            La solution qu'on nous propose, à savoir être « celui qui n'a ni désir ni crainte », si on l'applique rigoureusement, peut paraître effrayante, selon les points de vue. En effet, cela signifie la platitude de la personnalité, la fin des spécificités de chaque individu. Si tout le monde arrivait à cette spiritualité, la société ne serait plus qu'une masse indistincte de corps à l'apparence humaine, dont le seul but serait de se détourner des tentations, pour rester dans une béatitude passive, puisque toute rencontre équivaudrait à prendre un risque ; ce serait ternir l'Humanité. En outre, quand on considère les liens qui unissent les Hommes, certes, il n'y a pas de problème pour qu'on décide de s'éloigner des aléas de la Vie d'ici bas ; mais il y a les autres. Et certains, parmi eux, désirent faire naître du désir en nous, que ce soit pour eux ou pour ce qu'ils promeuvent. Refuser obstinément leurs avances, en voulant préserver son propre bonheur, pourrait être perçu, à la longue, comme de l'égoïsme. Bien sûr, cela ne manquerait pas de créer des tensions. Peut-on prétendre à une complète félicité, en s'exposant aux foudres de ses semblables ? Rien n'est moins sûr. Est-ce à dire qu'il est nécessaire de s'éloigner de ses congénères, pour éviter de rentrer en contact avec eux ? C'est probablement l'un des nombreux sacrifices que la méthode décrite ici requiert. Si tel est le cas, on est en droit d'exiger la fiabilité des idées présentement exposées. Enfin, signalons que Sénèque est littéralement dans le faux quand il affirme que « les bêtes sont exemptes de craintes et de tristesse », mais peut-être que cela traduit le fait que les Romains ne connaissaient pas la psychologie animale aussi bien que nous. Pourtant, il suffit de regarder dans la Nature un ours, pour prendre en exemple une bête féroce, pour se rendre compte que lui aussi a des peurs, de même qu'une ourse ressent peut-être le désarroi, quand elle perd ses petits (ce qui est moins probable, même si personne ne peut le savoir).

 

            Puisqu'il est question, dans ce chapitre, de traiter de la conscience qu'on a de nous-mêmes, il est logique que l'on s'intéresse, en premier, au plus bas niveau de réflexion d'un individu sur lui-même. Parmi la diversité des comportements humains, il y en a un qui consiste à se laisser vivre, à être passif par rapport aux événements qui émaillent la Vie. Cette attitude est celle de ceux qui se sont inclinés, face à la réalité des choses ; ils ont probablement essayé, comme tout le monde, de dominer ce qui les entoure, en tentant de comprendre, mais cela s'est révélé trop compliqué, à leur goût. Alors ils ont préféré tirer du milieu dans lequel ils évoluent le strict nécessaire qui leur permet de vivre convenablement, en se bornant à ce minimum. Peut-être que leur apathie vient du fait qu'ils se sentent usés de se battre contre l'adversité pour obtenir ce qu'ils veulent, toujours est-il qu'ils se refusent désormais à développer toute valeur morale, et qu'ils s'abandonnent, au gré de ce qu'ils vivent comme une pénitence, en ayant ainsi toujours l'impression de vivre quelque chose d'original, à travers ce que leur perceptions sensorielles leur donnent à vivre. De cette fainéantise, où même réfléchir est une corvée, résulte une manière d'être comparable à celle des animaux : on serait tenté de comparer ces gens à des bovins qui n'ont pour loisir intellectuel que celui de regarder passer les trains. Pire : par leur simple désir primitif de vouloir posséder ce qu'ils voient, sans forcément y arriver, ils se causent bien des soucis, puisqu'ils envient ceux qu'ils ne sont pas. Bien sûr, l'absence d'utilisation de leurs facultés mentales ne les aide pas à identifier la source de leur maux. Ainsi, ils s'enferment dans une spirale où ils courent sans fin après ce qu'ils croient être la solution, sans s'apercevoir que ce qu'ils chérissent n'est pas la panacée.

 

            Il est étonnant que Sénèque n'ait pas songé à préciser que ceux dont il parle, ici, constitue l'écrasante majorité de ses contemporains, puisque la peur des réactions brutales de ceux qui nous entourent, et la pauvreté, conduisent au laisser-aller qu'il décrit. Ou alors, peut-être que ceux-ci ne sont pas exceptionnellement nombreux, et que la déchéance sociale au sein de l'Empire Romain n'était pas si terrible. Il n'est pas absurde de penser que, vu son opulence, il existait une once de solidarité dans cette civilisation, que l'on dit entièrement cruelle. Peut-être est-ce une idée soutenue par les fondements de nos sociétés modernes, mais, à ce qu'on voit aujourd'hui, on dirait instinctuel le fait d'aider celui qui se meurt à ses pieds. Et, si on considère que l'archaïsme antique excluait toute forme d'entraide, peut-être donnait-on au mendiant ne serait-ce que pour ce qu'il aille mourir autre part. Par ailleurs, ici, on tente d'établir que le manque de recherche de vérités, est antinomique à la conception du bonheur ; cela est discutable. En effet, celui qui ne réfléchit pas, lui aussi, peut s'accomplir. Il se trouve que l'Homme a, en lui, ce besoin d'imiter celui qu'il juge vertueux. Du moment que ce dernier, et même s'il se trompe, estime qu'il a besoin de telle ou telle chose pour être heureux, le pauvre hère qui veut le singer aura au moins, en se mettant en quête des mêmes biens, l'espoir d'être heureux. Et quand bien même il y arriverait, il peut se satisfaire, rien que par la fierté d'avoir réussi à égaler son modèle. L'attitude trop tranchée de l'auteur est peut-être, là encore, révélatrice du mépris romain pour les basses couches de leur société.

 

            A la lumière des réflexions menées précédemment, on a établi que les préalables qui permettent d'atteindre le but que l'on s'est fixé, à travers la lecture du présent ouvrage, étaient des valeurs morales louables, telles l'honnêteté, la franchise et, surtout, la constance. Ceci est une répétition, c'est pourquoi il est temps, maintenant, d'insister sur une autre nuance constituante de cette base grâce à laquelle on pourra entamer des recherches pour trouver les conditions de notre épanouissement. Il convient donc, pour cela, de poser son regard sur soi-même et sur la condition qui est la nôtre. Ainsi, on pourra déterminer les dispositions qui nous paraissent les meilleures, et les changements qu'il faut faire en nous, pour y arriver. Une fois que l'on a atteint ces objectifs, il s'agit alors de garder la même attitude quoi qu'il arrive, de ne pas se laisser impressionner par les évènements. Cet immobilisme devrait aller de soi, puisque, du moment que l'on a réussi à se placer dans une position que l'on considère confortable, tout notre être s'installe naturellement dans cette situation qu'il trouve agréable, c'est à dire que les forces conjuguées de notre corps et de notre âme peuvent désormais lutter pour maintenir les choix faits. C'est donc une bataille double qu'il faut livrer, aussi bien sur le plan moral que sur le plan physique, contre les vicissitudes de la Vie. Car il ne faut pas laisser saper les fondements de son ego. Comme le bien-être résultant de cette félicité acquise doit, désormais, rester une réalité, on va logiquement prendre le réflexe de réfléchir à deux fois aux choix que l'on fera à l'avenir. Et puisque cette opiniâtreté démontre, dans ce cas, les qualités de la vertu, il est alors certain que l'on saura s'éloigner des intrigues qui pourraient ternir notre bonheur.

 

            A la lecture de ce passage, il est intéressant de constater qu'il n'y a pas toujours de lien évident entre un propos et le suivant, si bien que l'on serait tenté de dire que l'art de la transition n'était pas une technique littéraire courante, à l'époque, à moins que les outrages du temps aient, parfois, occulté certaines parties du texte original. Mais, il ne s'agit là que d'une considération sur la forme du traité. Intéressons nous plutôt au fond. Sénèque semble, ici, conseiller l'immobilisme dans la manière d'être. On sait, aujourd'hui, qu'une telle attitude ne manque pas  de provoquer un rejet de la part de certains. On doit, en effet, se demander s'il n'est pas idiot de se figer dans une posture connue : il est important de faire des démarches vers l'inconnu, de découvrir de nouvelles choses, pour, pourquoi pas, trouver des raisons de s'accomplir encore plus. Pourtant, je ne peux pas croire que l'auteur, qui était aussi un fin politicien, ignorait que le fait de refuser obstinément le changement est aussi un motif de critique. Cette certitude conduit à formuler l'hypothèse que les enseignements ici prodigués ne s'adressent qu'à ceux qui ont les moyens de changer matériellement le cours de leur vie, pas à ceux qui n'ont pas besoin de craindre les bouleversements, ce qui confirme ce que j'ai dit précédemment. En conséquence, on peut affirmer que Sénèque n'a écrit ce traité que pour les riches. Est-ce là, pour autant, un prétexte pour étendre ce principe à toute la littérature de l'Empire Romain ? Ce serait peut-être erroné que de le penser, même si un livre constituait une dépense que tous ne pouvaient pas engager. Puisqu'on sait, maintenant, que les présents écrits contiennent en eux les germes d'une sclérose de la société, il y a lieu de s'interroger sur la fiabilité des préceptes prônés. Est-ce qu'une vie, à ce point dénuée de fioritures, assure réellement le bonheur ? Et, surtout, est-ce encore d'actualité ? Il y a, sans conteste, matière à tergiverser. Car, de tels renoncements ne peuvent être acceptables que si on est sûr de parvenir, au final, au but recherché.

 

            Puisqu'il s'agit d'atteindre un état où rien ne nous trouble ; puisque, pour ce faire, il est préférable d'éviter les tentations, il a déjà été expliqué que la jouissance des biens matériels doit être à proscrire, où, en tous cas à limiter. Le confort qui résulte de la possession d'objets réels peut être considéré comme un ennemi. S'il s'immiscie de façon trop importante dans notre vie, il se retourne contre nous. Ce dissident tente de nous assaillir de tous coté, en vain. Il est important de bien réussir à résister aux appels de ce monde, que l'on peut juger trop terre-à-terre. Pourtant, ce dernier, en plus d'être omniprésent, en plus de  conquérir tout ce qu'il peut, use de toutes les stratégies, pour nous rallier à sa cause. Il n'hésite pas à nous dévoiler ses plus beaux atours : il essaye même de nous avoir à l'usure. Rien ne doit y faire. Il faut rester inflexible, sans oublier que, par là, nous demeurons près du bonheur suprême. Ainsi, puisqu'il est établi que le luxe est un ennemi, il est logique de se demander s'il existe, dans ce monde (celui des Dieux connaît déjà le bonheur), des créatures douées d'intelligence, qui oseraient retourner aux viles préoccupations qui furent les leurs, après avoir connu le plus haut degré de la condition humaine. En effet, il va de soi que celui qui passé par un stade de son évolution supérieur à tous les autres, a tout intérêt à y rester, quitte à occulter les étapes postérieures. Evidemment, on peut toujours projeter d'y revenir, par la suite, mais, d'ici-là, on ne sait pas ce qui peut advenir.

 

            On peut comprendre la position de Sénèque, qui, puisqu'il vient d'expliquer comment apprécier la Vie dans toute sa splendeur, ne veut pas que l'on rende inutiles les efforts consentis, même s'il a déjà été l'occasion de pointer les inconvénient d'une telle démarche. Ceci dit, la façon dont se termine ce cinquième chapitre est étonnante. Il s'agit d'une question, dont la tournure est étrange. A sa lecture, on a l'impression qu'il est impensable de vivre autrement que selon les principes exposés. C'est sans compter que les idées développées ici étaient peu répandues, au moment où l'ouvrage était diffusé. Vu que les gens  n'avaient pas connaissance de cette philosophie, ils répondaient à leurs instincts et profitaient pleinement des bienfaits qu'ils pouvaient se procurer. En effet, quoi de plus naturel, quand on ne sait pas, d'user des avantages qui s'offrent à nous ? Et cette envie de croquer la Vie n'est pas propre à l'époque ; c'est même cela qui motive le développement humain. C'est sur ce dernier point que le stoïcisme semble s'écarter de la vérité, bien qu'on ne puisse pas incriminer le mouvement dans son ensemble, mais juste celui qui le représente présentement. Car, toutes ces motivations ont permis qu'aujourd'hui, on puisse atteindre un degré de bonheur bien plus élevé que dans le passé, dans le sens où le progrès nous permet, maintenant, de connaître des choses que, jadis, nous n'aurions pu avoir connaissance. Si on peut penser que les conseils qu'on nous donne vont dans le sens contraire de ce vers quoi on se dirige naturellement, et qu'ils sont, de ce point de vue, quelque peu erronés, ils gardent, en revanche, toute leur utilité quand il s'agit de se limiter, tendance qui doit être en vogue. Il s'agit donc de continuer à positiver, quand les conditions matérielles sont restreintes.

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