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4 septembre 2011 7 04 /09 /septembre /2011 16:33

 

De Vita Beata

Chapitre XXI

 

            Le thème des chapitres que l'on traverse, à ce stade du traité, ne varie guère : il s'agit toujours de la dispute entre ceux qui revendiquent leur indépendance morale et ceux qui ne les comprennent pas. Dans leur opposition : on a déjà pu assister à deux phases : la première est constituée par l'étonnement de ceux qui n'ont pas la chance de pouvoir s'illustrer dans une discipline spécifique. Dans la deuxième phase, on tente de leur apporter des explications claires, ce qui constitue le chapitre XX. Mais, cela ne semble pas avoir suffi, puisque ceux qui les mettent en cause continuent à vouloir dénoncer et dénigrer les pratiques qu'ils jugent, eux-mêmes, incohérentes, en ciblant, toutefois, leurs attaques envers un seul homme. Ainsi, ils sont amenés à se demander ce qui fait que des gens sages n'hésitent pas à jouir de la profusion de bienfaits dont ils peuvent s'entourer. Ils sont également incités à se poser la question du sens qu'il faut donner aux paroles de ceux qui dédaignent la bonne fortune matérielle, et qui, pourtant, ne se privent pas d'en faire usage. Les premiers s'étonnent que les seconds s'octroient la possibilité de mener une existence décente, alors que ceux-ci disent ne pas l'aimer. et ne pas vouloir l'entretenir. Ils soulèvent, par ailleurs, le problème de l'amour que l'on porte à son pays d'origine, et, en montrant, par conséquent, qu'il est anormal de dire qu'on se fiche de devoir le quitter. Enfin, selon eux, le temps constitue, là encore, un dilemme : à quoi bon le relativiser, si on fait tout pour le combattre, et en cacher les outrages ?

 

            Bien sûr, il ne fait aucun doute que, parce que son existence a été l'objet de toutes les polémiques, Sénèque est, ici, visé. Puisqu'on l'attaque, il va sûrement tenter, plus tard, de se défendre. En attendant, il serait plus convenable d'apporter des réponses à ceux qui, dans ce passage, se posent des questions. Ainsi, on voit qu'il est essentiel d'expliquer qu'être « un adepte de la philosophie » n'exclut pas de vivre dans une grande « opulence ». Il serait contraire à l'eschatologie humaine de refuser quelque facilité que ce soit, pour adoucir la dureté de la Vie. Il est certain que l'on peut mépriser les richesses, en ce sens que, dès lors qu'une chose est présente dans notre vie, on s'expose, mathématiquement, à de nouveaux tracas, que cet objet, en particulier, génère des troubles (casse, panne...). Cependant, il est possible de s'en accommoder : une des facultés spécifique à notre espèce est sa grande adaptation. Ensuite, il faut reconnaître qu'il y a mille et une façons de détester la Vie ; à cause de sa cruauté, plus précisément. Toutefois, on ne peut pas avoir le désir de s'en passer, puisque, alors, nous ne pourrions pas penser qu'elle est détestable. Moins évident : la « santé » est également « méprisable », dans le sens où on ne peut décider de son état. Quand elle ne fait pas des siennes, tout va pour le mieux ; mais quand quelque chose ne va pas, nous sommes plongés dans les pires tourments qui soient. Le raisonnement concernant la Mère « patrie » consiste à se dire que rien ne nous y rattache, mais il est plus facile d'y vivre.

 

            Comme dans quelques autres chapitre, il y a ici, les marques de la vivacité littéraire. C'est pourquoi ce passage commence par un tiret, ce qui indique une prise de parole. On peut donc comprendre qu'il s'agit, maintenant, de la réponse de l'interlocuteur attaqué, qui a été victime de remarques désobligeantes, précédemment. Toutefois, celui qui répond emploie la troisième personne du singulier, et on peut en déduire qu'il ne se sent pas personnellement visé ; ou bien qu'il feint de ne pas l'être ; peut-être, même, qu'il s'agit d'un style particulier, destiné à noyer sa vexation dans les méandres du langage, pour que sa gêne ne soit pas démasquée. Quoi qu'il en soit, il ne semble pas prêt à revenir sur ses affirmations, si contestables fussent-elles, et l'intégrité doit être, autant que faire se peut, la marque de fabrique d'un philosophe. Car, si, dans le temps, il est obligé de réviser sa copie, cela veut dire que, initialement, il n'avait pas trouvé la vérité, qui est constante dans le temps, à moins que des éléments nouveaux soient apparus. Il ne faut donc pas, en l'occurrence, s'arrêter à la possession : s'il se permet de déclarer que la jouissance qu'il a de son propre patrimoine est mauvaise, cela concerne uniquement sa seule âme. C'est à dire que son but, en étant à l'origine des contradictions que l'on constate, est de se préparer à être séparé des bienfaits qu'il convoite. On est donc amenés à se demander quel endroit est le plus indiqué pour y déposer son épargne. La solution est : celui où l'on peut s'assurer que ce dépôt sera intact, lors de son retrait.

 

            On a déjà, plus ou moins, abordé le thème de l'insupportable volatilité de l'argent, au temps de Sénèque. D'ailleurs, il est quelque peu erroné de parler en ces termes, pour une époque aussi archaïque : en effet, tout n'avait pas encore été traduit en termes financiers, comme aujourd'hui. Les métaux précieux étaient, alors, utilisés comme moyen de paiement, partout dans le Monde antique, et les ressources limitées expliquaient directement l'état de la masse monétaire. Du coup, pour parler du problème qui est évoqué dans le texte, il vaut mieux employer le mot « incertitude ». Et, il convient de se pencher sur la question plus attentivement, car cela permet de justifier le décalage, dans le traité, des dires et des faits de son auteur. Pour cela, une simple métaphore sera à même d'illustrer précisément l'idée que l'on doit se faire du système économique de l'Antiquité. Il est de notoriété publique que, en ces temps reculés, on n'avait rien trouvé de mieux à faire que de creuser le sol, pour y cacher son argent. Ce comportement n'est blâmable en rien, et il montre, d'ailleurs, que l'être humain a toujours su s'adapter à la rigueur de la réalité à laquelle il était confronté. Il est vrai qu'avec les voleurs qui pillaient sans vergogne, les richesses matérielles ne pouvaient être mieux conservées qu'au fond d'un trou. Il faut s'imaginer que tout se passait comme dans le cas où un petit enfant joue sur la plage, trop près du rivage : il aimera garder l'eau de la mer dans une cuvette, que la houle ne manquera pas de remplir : il en va de même avec les deniers romains.

 

            Ce vingt-et-unième chapitre a commencé avec de nouvelles remarques (dont on ne sait si elles sont perçues, ou non, comme désobligeantes) faites par ceux qui dénoncent l'attitude contradictoire de certains de leurs semblables. Depuis cette attaque, on peut lire la riposte de ceux dont la défense est sollicitée. Il faut rappeler que cela concerne la possession des biens matériels, que l'on décrie, mais qu'on n'hésite pas à développer, malgré ce qu'on en dit. Pour donner un sens à ce paradoxe (car, quand on se réclame de la philosophie, c'est la moindre des choses de savoir pourquoi on agit de telle ou telle manière), il nous a été donné quelques explications, en insistant sur le caractère trop aléatoire de la fortune. C'était une première partie de la réponse – originale, dans le sens où elle était réfléchie de toutes pièces. Maintenant, il s'agit de s'appuyer sur les ancêtres, pour justifier sa conduite : prendre ce genre d'argument d'autorité est toujours un exercice plus facile à mener qu'une réflexion qui nous est propre. Ainsi, grâce aux références historiques qui sont faites, on peut savoir que la tradition philosophique latine (ou, du moins, celle que l'on étudie) n'a pas pour coutume d'opposer formellement ses dires et ses actes. En effet, à travers leurs particularismes, ses membres arrivent à se faire un nom. Comme la plupart de ceux qui réussissent à atteindre la notoriété, ils parviennent à se couvrir des richesses que leur entourage leur propose. Et il n'y a plus de raisons d'y renoncer, car, au cours des siècles, l'Humanité a appris à s'en servir.

 

            Les notes de l'éditeur nous informent que, au IIIèmesiècle av. J.C, les consuls « Curius et Coruncanius » vivaient à une période où l'on dénigrait allègrement le luxe ; c'est ce qui poussa le premier à refuser les trésors qu'on lui proposait. Dans les cent dernières années qui précédèrent l'avènement de Jésus Christ, Sénèque (qui vécut après sa naissance) nous affirme que « Marcus Caton » (Caton d'Utique), qui était plus riche que son arrière-grand-père « Caton le Censeur », mais peut-être pas autant que « Crassus » (qui était contemporain du descendant), n'aurait pas renâclé les moyens de paiement qu'on lui offrait, malgré que sa fortune personnelle était déjà considérable (« 40 000 000 de sesterces »). Résumons la situation : entre -300 et -200 av. J.C, on pouvait refuser d'avoir de l'argent ; soit par intégrité, soit par peur de devoir essuyer les médisances des autres, qui étaient jaloux, ou criaient à la corruption. Deux cent ans plus tard, il semble que ce n'était plus le cas (il est vrai que, le traité étant postérieur à tout cela, on nous y rapporte que des conjectures, au sujet des gens qui ont vécu au siècle précédant). Cette différence de réaction traduit peut-être une évolution des moeurs. Etant donné que le système monétaire apparut en Asie Mineure, tous les Hommes qui reçurent cette innovation, en tant qu'importation, ne n'auraient pas compris, tout de suite, tout l'intérêt qu'il fallait lui porter. Le décalage qu'on observe correspond, peut-être, à l'éveil de la cupidité humaine, qui, auparavant, aurait été moins forte qu'une conviction.

 

            Voilà un passage essentiel, pour clore ce vingt-et-unième chapitre. En effet, dans la dynamique où nous sommes – à savoir celle d'une réponse en bon uniforme –, il est important d'établir qu'il existe un décalage entre les philosophes et ceux qui ne le sont pas. Ceci est probablement la meilleure manière de justifier que les premiers s'arrogent le droit de contredire, par leurs actes, leurs paroles. Il s'agit de pointer les différences entre les deux camps. Ici, on est donc en présence de phrases comportant deux parties : l'une caractérise la réaction de ceux à qui on tente de remettre les idées en place, suite aux perfidies qu'ils ont proféré. Le deuxième membre juxtapose au constat qui a été fait l'attitude intelligente qu'adoptent communément (on l'a vu, précédemment) ceux qui se plaisent à pousser leurs réflexions au maximum, même s'ils se doutent que ce qu'ils font ne correspond pas à ce qu'ils devraient faire. Ainsi, on peut lire que ces derniers, malgré ce qu'il disent, ne s'estiment pas impropres à recevoir les bienfaits qu'ils ont su s'adjuger. D'ailleurs, ce n'est pas leur propos : ils prônent que la possession des biens matériels est aventureuse, voire scabreuse. Mais, ils se gardent bien de désigner celui-ci ou celui-là, comme quelqu'un qui ne mérite pas de profiter de l'abondance qui lui offerte. Toutefois, à travers leurs déclarations, on sent qu'ils n'affectionnent pas cette profusion. Pourtant, ils reconnaissent que cela est bien pratique. Alors, ils se contentent de côtoyer ces fioritures, qui, si elle venaient à leur faire défaut, ne seront jamais que surnuméraires.

 

            C'est donc la conception utilitariste que le « sage » a, à propos des « richesses » que Sénèque veut mettre en exergue. En effet, en plus d'insister sur le détachement relatif au Monde réel de ses homologues penseurs, il précise leur besoin de développer leur patrimoine. Car c'est dans leur nature : l'idée qu'ils sont nécessairement supérieurs, à tous points de vue, à leurs acquisitions est forcément la cause de leur envie de multiplier ce qu'ils possèdent. Il convient donc de souligner l'apport matériel à l'Humanité de ceux qui, comme l'auteur du traité, ont réussi à se couvrir de gloire, tout en vivant dans l'opulence. Mais, s'arrêter là correspondrait à une vision restreinte et égoïste de l'or – virtuel – qui est en nous, dans le sens où il ne serait pas humain de considérer que le bonheur d'un seul d'entre nous se suffit à lui-même. Il y aura toujours urgence à combler les niches de pauvreté, sachant que ce mot désigne tout ce qui, en matière d'économie et de société, est inférieur à la moyenne. Ainsi, dans le texte, ont été correctement posés les jalons au départ d'une course sans fin. Ceci dit, il s'agit d'une vision propre à l'époque où a été rédigé l'écrit. Depuis ce temps, on a eu de cesse de trouver des moyens pour permettre au plus grand nombre d'accéder à une condition la plus décente possible. C'est pourquoi l'Histoire est une succession de bouleversements, dont le but est de stimuler cet ascenseur social. Et ceci devint vrai dès lors que l'on en a pris conscience. Pour continuer à accroître notre puissance, il conviendra de persister dans cette voie.

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