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4 septembre 2011 7 04 /09 /septembre /2011 16:27

De Vita Beata

Chapitre XVII

 

            Ce dix-septième chapitre concerne – l'éditeur nous l'annonce – la différence entre ce que prône la philosophie et comment elle se fait représenter, dans la réalité. En effet, avec le recul que, maintenant, nous avons, on peut dire  que, de tous temps, il a existé un clivage entre ceux qui se sont faits les artisans de la pensée et les profanes, vu que les premiers – bien souvent – établissent des principes que, eux-mêmes, ne veulent pas appliquer, ou en sont incapables. C'est pourquoi les paroles de ceux qui s'insurgent contre les personnes qui ne sont pas en harmonie avec ce qu'ils disent sont comparables à des litanies : à chaque fois que ces contestataires rencontrent des gens chez qui il y a un décalage entre le discours et les actes, ils profèrent toujours les mêmes invectives. Ainsi, on peut entendre, à chaque fois que l'occasion se présente, toutes une série de questions, qu'il est légitime de se poser, tant il est vrai qu'il est plus facile de projeter, en devant de soi, des mots, avant de se jeter corps et âme dans l'aventure. Dans un environnement social, les sons que nous émettons, de manière intelligente, et qui sont destinés à interpeller nos semblables, sont des sortes de sondes qui nous permettent de se faire une idée de l'atmosphère, tendue ou non, qui nous entoure. Cela nous aide à décider si l'on peut afficher tout haut ce que nous pensons, ou s'il vaut mieux attendre une situation plus favorable. Toutefois, il est vrai que cette attitude prudente peut être interprétée comme de la couardise, et il faut s'en accommoder.

 

            Ce passage a quelque chose de truculent. En effet, ici, Sénèque est obligé de se flageller, dans le sens où il veut mettre en garde son pseudo-disciple contre les reproches que celui-ci ne manquera pas d'essuyer. Par les conseils que le philosophe donne, on voit transparaître les travers qui étaient probablement les siens. Ainsi apprend-t-on qu'il n'était pas – cela n'est qu'une supposition – pugnace, avec ceux avec qui il discutait ; avec ses supérieurs, en tous cas. L'homme était, paraît-il, de faible constitution, et il est vrai que, dans ce cas-là, il n'est pas toujours évident de s'imposer dans un débat, puisque notre capacité pulmonaire ne nous permet pas de couvrir les cris des autres protagonistes – il suffit d'être isolé, dans la conversation, d'ailleurs. D'autre part, étant ministre de Néron, l'enjeu était grand, de ne pas contrarier l'empereur. Par ailleurs, on nous fait savoir, grâce aux précisions postérieures qu'on nous fournit, que ce haut-fonctionnaire, et ex-précepteur, avait accumuler une fortune considérable : 300,000,000 de sesterces, un chiffre astronomique qui en dit long sur les relations à l'intérieur même du sérail. Même s'il les dénigrait, il lui était dur de négliger les richesses de ce Monde. Enfin, il ne serait pas surprenant que ce stoïcien n'était pas sensible aux expériences fâcheuses que la Vie lui imposait, telles la perte d'un proche, ou les perfidies de la vindicte populaire. Il y a lieu, néanmoins, de se demander si cette impassibilité résultait d'une volonté de ne pas avoir d'égard à ces tragédies, ou de conscience politique.

 

            La longue série de questions entamée au passage précédent continue. Il faut rappeler que cette forme vivante – les interrogations – du discours servent à imaginer d'éventuelles invectives, émanant d'opposants hypothétiques, qui critiqueraient la façon de vivre de celui qui prône une certaine conduite, sans l'appliquer à lui-même. Dans le cas présent, les phrases par lesquelles on demande des réponses s'enchaînent de manière tellement dense qu'elles révèlent, au passage, un tas de choses sur la Vie, à l'époque où a été écrit le texte qui est étudié. D'une manière générale, ce qui ressort de ces lignes montre que l'indécence, l'abus, ce qui va au-delà des besoins corporels, est à prohiber, ce qui témoigne que, à 2000 ans d'intervalle, les conflits sociaux ont quelque chose de commun. On peut deviner, plus précisément, que l'excès de travail est mal perçu. En effet, il vaut mieux, dans ces temps antiques, économiser ses forces, pour s'en servir utilement. Par ailleurs, on peut voir que, alors, on compte pleinement sur ce que la Nature peut nous offrir pour se développer, et qu'il est impensable de s'en servir pour autre chose. En fait, tout cela traduit la chasse que l'on veut faire de la débauche d'énergie, et de la volonté – sûrement populaire – de supprimer (en partie, en tous cas) les services superflus dont on peut, par la richesse pécuniaire, parer sa vie. C'est que ceux qui, à travers leur fortune exceptionnellement favorable, ont tendance à se couvrir plus qu'il n'en faut, des bienfaits qu'ils peuvent se procurer, scandalisent les autres.

 

            On commence, dans ce passage, par s'étonner de l'état de la « campagne ». Il s'agit, semble-t-il, de dénoncer le trop de soin qui pourraient être donnés aux champs, en l'occurrence. On aura compris pourquoi ce reproche pouvait être formulé : il est évident qu'il fallait choisir, alors, dans quelle activité dépenser ses forces. Cependant, vu que la principale préoccupation, en ces temps anciens, était de manger, il aurait été judicieux de ne pas fustiger celui qui passait son temps à s'occuper de ses plantations. Il est vrai que les surplus étaient jalousement gardés, à titre privé, et qu'ils pouvaient, dans ce cas-là, dépérir ; pourtant, il restait toujours possible de les vendre, en numéraire ou en nature. Ce qui amène à émettre l'hypothèse que si, alors, les famines étaient aussi redoutées, c'est aussi parce que les terres agricoles étaient mal cultivées, que l'on considérait que l'égard minimum leur suffisait. D'autre part, la société antique était teintée d'incompréhension : on ne comprenait pas l'intérêt qu'avaient certains à s'entourer de luxe, à faire des choses qui, au yeux du plus grand nombre, ont un intérêt moindre, ou nul ; comme manger au-delà de sa propre « règle », se faire « de l'ombre », s'habiller « d'étoffes précieuses »... Par exemple, on ne voyait pas ce que pouvait apporter l'existence de rituels tels ceux de la « table » – et, sur ce point, on avait bien raison de s'en moquer. D'un autre côté, il est certain qu'il devait être insupportable de voir les uns se gaver, pendant que d'autres, à leurs pieds, ne manquaient pas, mais mourraient !

 

            Ce chapitre XVII est intéressant, dans la mesure où il est riche d'informations qui touchent aux personnages directement impliqués : cela concerne, non seulement, celui qui a rédigé ce traité, mais aussi tous ses contemporains. Et maintenant, puisqu'il ne s'agit plus de continuer la longue série de questions – dont on nous dit qu'on pourrait la prolonger indéfiniment – commencée précédemment (interrogations dont on a pu comprendre qu'elles tenaient lieu de reproches), et qui sont susceptibles d'être formulées par ceux qui ne comprennent pas le comportement réel des gens qui prônent le contraire de ce qu'ils font, c'est au tour de ces derniers d'être concernés par les présentes descriptions. C'est ainsi que l'on apprend que ceux-ci sont, d'ordinaire, scrupuleux. En effet, puisqu'ils ont l'habitude d'énoncer des principes de bonne conduite qu'un large public approuve par la suite, la délicatesse de leur âme les pousse à se remettre en question, à chaque fois, ou presque, que l'on met en doute leur intégrité. Il est vrai que, dans le texte, l'emploi de la première personne du singulier peut vouloir dire que ce trait de caractère est plus subjectif qu'objectif. Mais, vu qu'il est question, dans ce traité, de conseils que l'on transmet, on pourra étendre ce qui est vrai pour un – surtout quand il s'agit de celui qui en est à l'origine. On voit aussi apparaître, ici, de la modestie. Cette humilité a pour but d'éviter la déception : en ne promettant que des résultats médiocres, elle permet de rester dans la facilité, pour remplir son contrat ; et, peut-être même, d'aller au-delà.

 

            La prose antique est parfois déroutante. Ainsi, dans le pseudo-dialogue du présent chapitre, on ne sait pas très bien à qui Sénèque s'adresse. Est-ce à un de ses disciples (peut-être imaginaire) ou directement à celui qui l'agresse verbalement ? Il est plus plausible qu'il ne parle à personne, en particulier. Mais, dans ce cas-là, les premiers mots qui entament cette dix-septième division ne concordent pas avec la suite. Il doit donc y avoir des sous-entendus qui nous échappent, à nous, qui ne savons que lire qu'avec nos 2000 ans de recul, et, surtout, notre français très cartésien. D'ailleurs, puisque l'Histoire de notre pays s'est, à un moment, confondue avec celle de l'Empire Romain ; que, du coup, nous sommes héritiers, nous aussi, de la culture latine – au même titre qu'une bonne partie de l'Europe –, on peut dire que ce procédé, qui consiste à laisser deviner, mécaniquement, certaines choses non dites, a été assez courant dans cette langue morte. Par ailleurs, il ne faudrait pas trop se voiler la face : certes, il serait prétentieux de prétendre être « sage » ; mais, désormais, puisqu'on peut dire qu'assez d'informations ont été réunies concernant la personnalité du philosophe présentement étudié, on peut dire, sans risque de se tromper, qu'il y avait nécessairement quelque perfection dans sa personne. D'ailleurs, la fortune colossale qu'il a pu accumuler, ainsi que le recours à ses compétences politiques, montre bien tout l'intérêt qu'il y a eu à ménager cet individu, en lui ouvrant les portes de la richesse et de la gloire.

 

            On a vu que ce chapitre était construit autour d'une opposition par laquelle, dans un premier temps, les reproches ont d'abord fusé, à l'encontre de ceux qui osent proposer aux autres les idées qu'ils ont formulé en leur for intérieur (préceptes que, parfois, ils ne parviennent pas à appliquer eux-mêmes) ; et, dans un deuxième temps, on peut lire la réponse de ces derniers. Précédemment, il a été question de donner raison à ceux qui, au lieu de s'occuper d'eux-mêmes, en essayant d'améliorer leur propre condition, passent leur temps à critiquer les autres – ce qui en dit long sur l'attitude de ces personnes. A partir du moment où ceux-ci fustigent le comportement de leur voisin, cela trahit le fait qu'il considèrent ce dernier est comme quelqu'un qui n'est pas dans la normalité : de la même façon que s'il était malade, il faut soigner, selon eux, celui dont on dit qu'il est marginal. C'est cette métaphore que l'on retrouve, dans le texte. Cet outil de rhétorique permet d'expliquer clairement que, dans le cas présent (c'est-à-dire qu'il s'agit de ne pas trop étaler sa fortune), il n'y a pas de solution. Puisque, en l'occurrence, celui qui possède la richesse sait – tout de même – qu'il est en contradiction avec ce qu'il pense ; que, d'autre part, il ne peut mettre en phase ses pensées et ses actes, il ne peut que déplorer son incapacité. C'est pourquoi il ne trouve des réponses à son problème qu'en noyant son dilemme dans les bienfaits qu'il peut se procurer, un peu comme un alcoolique qui sait qu'il ne faut pas boire, mais qui est obligé de le faire, pour oublier son addiction.

 

            Le problème que ce passage soulève n'a guère évolué en quelques 2000 ans d'Histoire. Et pour cause : il s'agit d'un problème social, qui consiste à savoir où est la norme. Vaste sujet sur lequel on pourrait écrire indéfiniment ; on le voit : les millénaires qui nous séparent du Monde Romain n'ont pas fait avancer le problème d'un iota. Ainsi, il a été toujours plus ou moins vrai que le développement moyen d'une époque détermine les critères qui nous évitent d'être remarqué ; et c'est naturel de distinguer, au premier coup d'oeil, l'originalité qui tranche sur l'uniformité. Du coup, dès que l'on se trouve hors de cette ligne de conduite précise, qui passe par les points où le maximum de gens semblent se retrouver (socialement parlant), on est regardé, du fait d'un processus d'une évidence – on ne peut plus – vraie, comme celui qui s'expose à toutes formes d'invectives. Alors, évidemment, on peut toujours ranimer les querelles de clocher, visant à affirmer que le tracé de cette courbe passe par tel groupe plutôt que par un autre ; cela est vain, puisque, pour s'en assurer, il faudrait compter quelle tendance recueille la majorité, ce qui est impossible – et surtout inutile – d'être fait avec exactitude, vu que chacun d'entre nous peut mourir à tout moment. En tous cas, on peut dire que le fait de s'écarter – encore faut-il que cela soit volontaire – des lieux communs que tout le monde aime fréquenter témoigne du courage idéologique de celui qui ose s'aventurer hors des sentiers battus, ainsi que Sénèque, dans son texte, nous le rappelle (être « un coureur »).

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